• "Le bateau ivre"

     

        Je suis arrivée à l’hôpital, ai franchi le portail coquet de ce vaste ensemble de bois et de verre flambant neuf et qui me fait songer à un navire. Mais à l’intérieur, le bateau tangue et l’angoisse me prend. Toutes ces blouses blanches, sans sourire, soumises à une cadence d’usine et l’odeur de la folie qui rôde à chaque pas. Je m’engouffre dans ce désert de blanc. Je suis venue voir mon fils un peu plus jeune que ses camarades d'infortune mais dont la violence passée à mon égard justifie pleinement qu’il soit cadenassé entre ces murs. Et dans le couloir qui me mène au pavillon où mon fils m’attend impatient, gronde la rumeur de ce monde caché au regard des gens « comme il faut », au regard de ces obsessionnels de l’apparente normalité. Dans ce lieu clos, d’ailleurs, ces personnes bien intentionnées n’osent pénétrer de peur d'être contaminées par ce fléau.

        Mais à moi, d’aussi loin que je m’en souvienne, la folie ne me fait pas peur. Elle me fascine seulement et j’aimerais la sonder davantage pour en extraire sa puissance destructrice, sa faculté de déflagration d’un monde si policé. Au fond, la folie ou la psychose est en chacun de nous. Elle a certainement quelque chose à nous dire, à crier sur les toits. Elle est l’envers du décor de cette société bienpensante et normée qui laisse tant de gens sur le bord de la route. Et, en mon for intérieur, je sens que je ne suis pas si loin de ces patients, moi qui ressens si intensément l’étrangeté du monde, moi qui me gausse de ces clones humains bien installés regardant ces fous comme des pestiférés, je me sens proche de ces bannis de la société. Comme eux, ma sensibilité me fait toucher à l’absolu des choses. Comme eux, je vis aux confins des rêves dans un monde imagé. Comme eux, je suis violemment décalée.

      Je rentre dans l’enceinte du pavillon, accueille mon fils dont le regard, plongé dans les brumes épaisses de neuroleptiques, me regarde lointain et l’angoisse m’étreint. Je lis sa souffrance dans ses yeux, je lis la mienne décontenancée par tant d’étrangeté. Dans le patio où divaguent d’autres patients parfois à peine plus âgés que lui, un jeune trentenaire respire les racines des fleurs comme pour en extraire un suc d’immortalité. J’ai envie de pleurer. Tant d’incongruité et de poésie me fendent le cœur. D’autres crient, vocifèrent, d’autres encore hurlent au loup comme dans les contes de Perrault. Et en chacun, on peut lire la misère d’un monde qui n’a pas voulu d’eux. 

     

     

    "Le bateau ivre"


  • Commentaires

    1
    Ju
    Dimanche 25 Avril 2021 à 16:53
    Très beau texte, poignant.
      • Mardi 27 Avril 2021 à 22:34

        Merci 

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