• La rustine

     

        Il faisait très beau ce jour-là, une vraie journée printanière où les arbres se dressaient majestueux, fleuris, et odorants à ma rencontre. J'avais pris rendez-vous aux aurores chez mon pneumologue à 8h 30 du matin et lorsque je franchis le pavillon d'entrée du cabinet médical, j'accusais déjà un retard de quinze minutes. Mais qu'importe, il y avait encore une dame dans la salle d'attente et le médecin toujours de bonne humeur ne m'en fit aucun reproche. Je passai même avant cette patiente qui m'avait précédée, laquelle me lança un éclair de fureur que je perçus à la dérobée lorsque je m'engouffrai pimpante et chargée comme un mulet dans le cabinet du jovial Docteur Silver.

     C'est avec un large sourire qu'il m'accueillit. "Quoi de neuf ma petite dame depuis la dernière fois ? Avec le traitement que je vous ai prescrit, respirez-vous mieux ?". "C'est parfait ainsi, cher Monsieur", lui répondis-je avec un sourire de connivence. Puis rapidement réglée la question de mon trouble organique, il s'attaqua, toujours aussi bienveillant, à mes douleurs psychiques et à celles de mon fils Jérémie victime de crises psychotiques. Un sourire de contentement balaya sa face illuminée où le soleil ravivait le bleu intense de ses yeux et formait quelques taches d'une lumière crue, halo d'un savoir universel qui transparaissait à travers sa figure divine. 

     Tandis que Jérémie m'appelait sur mon téléphone portable, (appel auquel je ne répondis pas  pour ne pas troubler la  quiétude de de nos échanges médicaux), j' avouai, penaude, au Docteur Silver qu'une fois de plus, mon fils était cadenassé entre les quatre murs d'un hôpital psychiatrique et que j'en étais désolée.

     Comme à l'accoutumée, le docteur, fit preuve de bienveillance, prit sa voix la plus docte possible et me demanda de but en blanc si j'avais sérieusement réfléchi à un avenir pour Jérémie, avenir sur lequel planait l'ombre d'une obscurité épaisse : "Qu'allez vous faire pour ce garçon ? Qu'avez-vous prévu pour sa prise en charge ? Rassurez-moi, il est traité au moins ? Prend-il des médicaments ? Enfin, avez-vous déjà sérieusement songé à son devenir ? "

    Je lui bredouillai qu'en dehors de ses périodes d' hospitalisation à temps plein, Jérémie était justement pris en charge à l'hôpital de jour avec une équipe qui lui était toute dévouée et qu'il fréquentait une classe merveilleuse adaptée à ses troubles. Ce que je pensais sincèrement. Mais tout cela ne le convainquit pas.

     Manifestement, ces acquis que nous avions obtenus de haute lutte en plaidant comme Cicéron auprès de la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées) ou des instances hospitalières lui semblèrent insuffisants. À ses yeux, "et je me fais l'avocat du diable" tempéra-t-il,  "ce ne sont que maigres expédients comme de la simple rustine qu'on accole sur les roues d'un pneu crevé. Il aurait fallu changer le pneu en entier plutôt que de se cantonner à du bricolage. Il faut absolument lui trouver une institution !", tempêta-t-il….Comme si je n'y avais pas pensé. Comme si mes nuits, depuis cinq ans maintenant, n'étaient pas peuplées de cauchemars où je me demandais égarée sur une mer tempétueuse, la meilleure solution pour notre fils. Comme si de cet avenir dont je me sentais si incertaine, je n'en avais pas fait mon cheval de bataille.

     "Mais trouvez-vous moi une place en institution Monsieur puisque c'est si facile !" aurais-je dû lui répondre. Mais je n'en fis rien. J’eus la sensation qu'un poignard me transperça le cœur et un sentiment intense de culpabilité m'empêcha de prononcer un mot. Je devins muette comme une carpe. Ce qui ajouta à ma sidération et à mon air de naïveté flagrante que ce médecin bien intentionné s'empressa de constater sur ma face livide. Ce spécialiste des poumons m'avait coupé le souffle, à n'en pas douter. 

    Pneumologue et docte universel, il savait également tout sur la pédopsychiatrie, sur la mobilité durable et les moyens de réparation des petites reines. Il savait tout mieux que tout le monde. Et bien sûr, la folie des autres ne pouvait jamais l'atteindre, lui et sa famille d'illustres médecins. Cela ne pouvait qu'arriver aux autres. C'est pourquoi, il pouvait allègrement donner des leçons de morale comme un être divin qui s'abaisse à parler aux pauvres mortels. 

    Et puis quand on a fait dix ans d'études après le bac et qu'on est médecin spécialiste, il est de bon ton de s'abstenir de douter et l'on doit avoir un avis tranché sur toutes les choses du monde, n’est-ce pas ? Or le doute- et cela, je l'ai appris  de mes ancêtres- nourrit la recherche, permet de recueillir la parole tâtonnante de l'autre en s'abstenant de lui prodiguer conseils et principes gravés dans le marbre. Mais manifestement, le Docteur Silver n'était pas du même avis que moi. Pour lui, le doute était chose honnie, mère de tous les péchés, de toutes les turpitudes. 

    Nous nous quittâmes cependant en bons termes sur une note joyeuse et humoristique. D'humour, à vrai dire, il n'en manquait pas et lorsqu'enfin sortie dehors au grand jour, je reconnus l'élégante silhouette de sa bicyclette flambant neuve, l'idée me traversa l'esprit de lui faire une plaisanterie en lui perçant un pneu. Il pourrait alors mettre à exécution ses doctes principes. La rustine n'aurait pas suffi à réparer les dégâts occasionnés sur sa roue et il aurait fallu que lui aussi change le pneu de son vélo mais cette fois-ci au sens propre et pas seulement figuré ! 

    Mais je passai mon chemin, amusée par cette petite scène imaginaire et cette idée saugrenue de petite vengeance. Au fond, je l'aimais bien ce Docteur Silver qui n'était pas mauvais bougre et, de surcroît, un très bon médecin spécialiste. Je continuerai à le consulter pour soigner mes pauvres petits poumons. Mais je n'écouterai plus ses doctes leçons. Non de non ! 

    Monsieur Silver, je vous aime bien. Alors de grâce, la prochaine fois, ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas ! 

     

    La rustine


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :