• "Heureux qui, comme Ulysse ..."

     

    « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
    Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
    Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
    Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »

    Joachim du Bellay

     

                Aujourd’hui, premier novembre, mon moral est en berne. Le ciel est gris souris et les belles lumières d’automne de la veille se sont muées en une lueur blafarde qui inonde la pièce où j’écris, où je tente de trouver un semblant de contenance. Le premier novembre a souvent été synonyme pour moi de grisaille, de tristesse, de journée morne et maussade qui s’étire comme un automne sans fin, sans feu, sans flamme, un automne triste en somme.

    Certes, mon grand-père était né un 1er novembre et malgré la tristesse de ce jour, c’était à l’époque, une petite consolation de pouvoir lui souhaiter un joyeux anniversaire, lui, dont le caractère si taiseux, si secret se mariait si bien avec les brumes de novembre. Mais il y a bien vingt-cinq ans que je ne peux plus le lui souhaiter. Alors, même si je ne fête pas la Toussaint, ce jour, est pour moi résolument funèbre.

    En ce jour si terne, il me plairait d’apercevoir le rougeoiement des feuilles d’automne à travers la fenêtre à dessein entrouverte pour laisser passer quelques oiseaux de fortune, égarés par la brume (On ne sait jamais !). Mais aucun volatile ne vient tambouriner à ma fenêtre, aucun insecte même n’ose s’aventurer dans mon piteux sanctuaire.

    Oui, je suis triste en ce premier jour de novembre et je sais bien que de le clamer, n’est absolument pas politiquement correct à notre époque, où le moindre signe de tristesse, de mélancolie, de nostalgie vaine est jugé sacrilège, vulgaire, sans goût. Comme si ce sentiment de mélancolie et de déréliction- au fond si naturel- devait être anéanti pour gommer les aspérités de chacun, pour tuer en soi ce qui fait notre douce fragilité, notre condition de simple mortel.

    Non, aujourd’hui, le maître-mot de notre existence est le bonheur. Et me revient alors ce vers de Joachim Du Bellay ânonné, désappris puis réappris au collège : « Heureux, qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… ». Ulysse, ce héros, ce conquérant suprême, qui, malgré l’adversité de son existence, se montre vaillant, brave, acharné, triomphant. Comme si  Ulysse devait être un modèle pour nous toutes et tous, comme si, en dehors de ce héros, il n’y avait point de salut.

    Ainsi, cinq siècles après avoir été écrit, ce vers poétique résonne en moi comme une injonction à laquelle chacun doit obéir. Et si jamais, nous ne parvenons pas à atteindre cet état de félicité exigé, mieux vaut disparaître du paysage social, mieux vaut se terrer dans son minable terrier, faire amende honorable ou mieux disparaître de cette chère planète où seules sont admises les âmes bien nées- entendez-par-là : « les gens enjoués » !

    Sur les réseaux sociaux, d’ailleurs, pullulent nombres d’images et de selfies d’internautes qui arborent des sourires forcés et se disent heureux, béats de contentement devant leur vie enviable de sportifs d’enthousiastes toujours souriants, de femmes et d’hommes beaux et musclés.

    Au risque de vous choquer, je les trouve niais, parfaitement ridicules, tous ces gens qui offrent en pâture l’apparence d’une existence résolument heureuse, vouée à la béatitude éternelle, à leur sourire figé que j’ai envie d’écharper.  Mais déjà, mon cri se perd dans le lointain puisque désormais de devoir sourire, être heureux, plein de félicité devient cette norme indélébile, gravée dans du marbre. En cas contraire, point de droit de cité !

    Alors, en ce premier novembre, où décidément, je sens monter en moi une mélancolie tenace, tout comme Ulysse, moi aussi, j’ai envie de larguer les amarres, de partir loin pour rejoindre Ithaque ma terre promise où les sourires ne seraient plus télécommandés, où la tristesse serait admise, tout comme les fulgurances des âmes pas si bien nées !

    « Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage… »…

     

    "Heureux qui, comme Ulysse..."

     


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